Sept secondes d'éternité.

Publié le par mamido55

Sept secondes d'éternité.

Texte écrit à partir du thème du concours de nouvelles 2014 de l’association « Eveil plumes » à Villeurbanne :

« Sept secondes, sept minutes, sept heures, sept jours, sept mois, sept ans, sept siècles : le temps d’une nouvelle.

Illustration: détail du tableau de Léonard de Vinci intitulé "La madone à l'oeillet" (source Wikipédia)

Sept secondes d'éternité
Il avait fallu sept secondes à peine à Pietro pour que se grave à jamais en son âme le visage de la jeune Philippa. Sept secondes avant que la nourrice ne referme la fenêtre et ne tire le rideau sur cette effrontée inconsciente qui osait avec impudeur s’exposer aux regards concupiscents des passants.
Sept petites secondes qui allaient prendre, au fil du temps, pour Pietro des allures d’éternité. 
 
Le souffle coupé, le cœur battant la chamade, Pietro était rentré à l’atelier de maître Giotto en courant. Délaissant le petit tableau pour la dévotion qu’il était chargé de décorer pour un riche client, le jeune homme passa sept bonnes minutes, immobile, les yeux dans le vague et le crayon levé, devant un vélin vierge, à se remémorer les traits à peine entrevus du visage de la demoiselle. Ses joues rondes et pleines tout juste sorties de l’enfance, sa peau diaphane et pure, la clarté du regard à peine croisé qui, dans son souvenir, s’apparentait à la couleur de l’eau. Pietro hésitait : était-ce le vert tendre du ruisseau courant sur la mousse ou plutôt le bleu laiteux du torrent dévalant vers la vallée à la fonte des neiges ? Bah, il verrait plus tard.
Maintenant, Pietro avait hâte de dessiner au fusain une première esquisse, de fixer sur le papier les lèvres pulpeuses au sourire frémissant, les boucles cuivrées s’échappant de la couronne de tissu censée les retenir.
 
Il fallut à Pietro les sept heures qui suivirent pour parvenir à retranscrire toutes les subtilités du visage de Philippa inscrites dans son souvenir et réaliser un portrait de la jeune fille dont il fut à peu près satisfait.  
Sept heures passées sans boire ni manger, à ne rien faire d’autre que dessiner et peindre.
Sept heures passées dans l’urgence, comme si sa vie en dépendait.
Sept heures passées dans l’oubli absolu du monde qui l’entourait.
 
Sortant de la torpeur dans laquelle il s’était enfermé pendant tout le temps qu’il travaillait, il entendit derrière son épaule la voix de maître Giotto qui lui disait :
« - Voilà un bien beau modèle à utiliser pour figurer un ange dans l’une de mes fresques de la chapelle. Me permettras-tu de l’utiliser ? Tu sais comme j’aime emprunter au peuple l’un de ses visages. »
Le regard noir que Pietro lui lança fit sourire le vieil homme. Il était certain que son élève ne pensait pas que la fille de son portrait doive rejoindre la foule anonyme des anges de l’une des cinquante-sept fresques qu’il réalisait pour le banquier Scrovegni, dans sa petite chapelle à Padoue. A tous les coups, il voulait garder pour lui seul cette œuvre qu’il semblait considérer comme très précieuse.
En regardant plus attentivement le travail de son élève, Giotto constata qu’il n’avait plus grand-chose à lui apprendre. Il admira la précision expressive des attitudes et des traits de la jeune fille qui la rendait aussi vivante que si elle s’était réellement trouvée dans la pièce.
Utilisant le qualificatif que son ami Dante avait inventé pour lui quelques années plus tôt, Giotto pensa :
« - Ce garçon est devenu un véritable artiste, pratiquement sans que je m’en aperçoive ! Il a bu comme une éponge les techniques que je lui ai enseignées et les réutilise avec maitrise, au service de son talent. »
 
Sans un mot, il alla au fond de l’atelier chercher une planche sculptée d’ornements gothiques qu’il destinait à l’une des fresques de sa chapelle et la tendit à Pietro.
« - A la réflexion, tu n’as pas tort, une telle beauté mérite d’être mise en valeur. Tu dois la peindre sur un support digne d’elle. Prends ton temps et surtout, utilise les meilleures couleurs, les vernis les plus solides. Son éclat doit pouvoir traverser les siècles. »
Il fallut sept jours à Pietro pour peindre le portrait définitif de la belle Philippa.
 
Pendant les sept mois qui suivirent, Pietro essaya de convaincre le père de celle-ci de lui accorder sa main. Sept mois pendant lesquels il fit le pied de grue sous la porte cochère face aux fenêtres de la demoiselle, du soir au matin, qu’il pleuve ou qu’il vente, sous la chaleur écrasante du rude soleil de Juin jusqu’aux froids rigoureux de Décembre de cette année 1313. Sept mois de supplications quotidiennes à un père inflexible et sans jamais pouvoir apercevoir de nouveau le sujet de toutes ses espérances. Mais, malgré l’intervention miséricordieuse de maître Giotto qui avait vanté ses mérites et lui avait procuré du travail, rien n’y fit.
Philippa fut mariée à un riche marchand. Pietro, désespéré, quitta Florence pour ne jamais y revenir
 
Pendant sept années, le portrait de Philippa ne sortit pas du salon de sa mère à qui Pietro l’avait offert avant de s’en aller. A la mort de celle-ci, le tableau rejoignit le domicile de la jeune femme puis se transmit dans la famille de génération en génération jusqu’à nos jours.
 
En 2013, sept siècles plus tard donc, lors de l’exposition « Giotto et compagnie » au musée du Louvre, des visiteurs patients pouvaient admirer la somptuosité et la grâce intemporelle de l’œuvre de Giotto ainsi que celle de quelques peintres de son école. Parmi ces peintures figurait le portrait de Philippa, peint par Pietro, visible pour la première fois par le grand public grâce au prêt d’un collectionneur privé.
La foule nombreuse qui se massait ne pouvait passer que quelques secondes devant chaque tableau, afin de ne pas perturber le flux incessant des visiteurs. A peine vingt et une secondes par œuvre avait calculé dans la file d’attente, un désœuvré obsédé par les chiffres. Certains auraient voulu accorder bien plus à la juvénile beauté de dame Philippa. Mais finalement ils pouvaient s’estimer heureux de pouvoir jouir d’au moins ces vingt et une secondes.
Si on réfléchissait bien, c’était tout de même trois fois plus de temps que celui dont avait bénéficié Pietro afin de graver à jamais, en son âme, le visage de la belle.

Mamido, le 11 Juillet 2014

  • Le peintre Giotto a réellement existé (≈1267/1337). En son temps, il participe au renouveau de la peinture occidentale. Son influence va provoquer le vaste mouvement général de la Renaissance italienne, à partir du siècle suivant. Il a notamment inspiré Léonard de Vinci. (Sources Wikipédia, musée du Louvres et Télérama)
  • L’exposition « Giotto et cie » a réellement eu lieu l’an dernier au Louvre.
  • Par contre, Pietro, son histoire et bien sûr son tableau sortent de mon imagination.

Publié dans Textes divers

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U
J'aime énormément ce travail sur le temps, sans compter votre écriture fluide et très agréable.
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M
Merci pour votre commentaire! J'ai aimé jouer avec toutes ces coordonnées temporaires en sept ou multiples de sept. Cette consigne m'a aussi permis d'explorer l'histoire de la peinture. J'avais envisagé une toute autre histoire, sur le même déroulement temporaire, en avançant vers le futur, mais la science fiction, que j'adore lire, c'est finalement très difficile à écrire!