Une porte basse, peinte en bleu...

Publié le par mamido55

Une porte basse, peinte en bleu...

Ce texte m'a été inspirée par l'anecdote que m'a raconté une amie des "Bricoleurs de mots". Aux bribes que j'en ai retenu sont venues s'ajouter mes propres images...

Une porte basse, peinte en bleu...
Lorsque Juliette lui rend visite, Perrine l’emmène toujours visiter un village typique de la région. Elle sait que Juliette aime les vieilles pierres. Cette fois-ci, toutes les deux grimpent dans les ruelles de Malleval, petite cité médiévale accrochée à un éperon rocheux dominant les gorges du Batalon, dans le massif du Pilat.
 
Juliette marche, pensive, parmi les maisons aux pierres apparentes du village restauré avec goût.
Juliette se souvient. Une bâtisse au coin d’une rue, sa porte basse peinte en bleu a déclenché ce souvenir. La maison de sa grand-mère. Et le souvenir des vieilles pierres amènent d’autres souvenirs. Les vacances dans la maison de sa grand-mère.
 
« - Vois-tu, explique-t-elle à Perrine, mes parents ont fait leurs études de pharmacie à Lyon. C’est là qu’ils se sont connus, d’ailleurs, sur les bancs de la fac. Ensuite, ils ont travaillé chez les autres. Mon père chez Maës, à Rive-de-Gier, ma mère dans la pharmacie de Génilac…
Tu te rappelles, on allait toutes les deux à l’école du village.
Jusqu’à ce que j’ai dix ans. A ce moment, ils ont eu assez d’argent pour acheter leur propre officine. A Vierzon, d’où mon père était originaire.
Du jour au lendemain, on est allé s’installer là-bas, mes parents, ma sœur et moi. C’est pour moi que ce départ a été le plus dur. Et c’est pourquoi, je crois, que lorsqu’il s’est agi de nous caser quelque part l’été, pendant que mes parents travaillaient à la pharmacie, c’est moi qu’on a envoyée ici, chez ma grand-mère de Grange Burlat. Pendant que ma sœur allait chez mes autres grands-parents, à Vignoux sur Barangeon, un village à côté de Vierzon.
 
Je la connaissais peu cette grand-mère. Quand on habitait encore ici, on allait lui rendre visite quelquefois, le Dimanche. Mais elle était un peu sauvage, indépendante. Intimidante, aussi. Grande, massive, avec une voix sonore. Mais peu loquace avec nous, les enfants de cette fille qui avait fait des études supérieures alors qu’elle avait tout juste le certificat d’études. Elle considérait ma mère avec circonspection, un peu étonnée d’avoir une fille si éloignée de sa propre condition. Du coup, nous nous sentions ma sœur et moi comme des étrangères face à cette grand-mère qui nous toisait d’un air goguenard, nous, petites filles de la ville, comme elle disait.
 
Je ne peux pas dire que, la première fois, j’aie été enchantée de passer un mois et demi en tête à tête avec cette femme qui m’impressionnait. Mais bon, j’étais l’aînée, on ne m’a guère laissé le choix et maman m’a promis que l’année suivante, ce serait au tour de ma sœur de s’exiler loin de Vierzon, loin d’eux.
 
Ma grand-mère devait venir me récupérer à Lyon, à la gare de Perrache et ensuite, on prendrait la micheline pour rentrer toutes les deux sur Rive de Gier. A la descente du train, à Lyon, elle m’attendait, solidement campée sur ses deux jambes, son cabas de toile cirée sous le bras. Tout de noir vêtue, seul un fichu de satin, à petites fleurs grises et mauves, venait égayer sa tenue. Mais il était attaché si serré sous le menton que pas un cheveu n’en dépassait. Mémé se repérait facilement: à cause de sa stature imposante mais pas que… Autour d’elle les gens maintenaient une distance déférente. Une espèce de no man’s land dans lequel personne ne s’aventurait comme s’ils sentaient qu’il fallait lui réserver cet espace, par respect, afin de préserver la dignité naturelle qu’elle dégageait.
Sans un mot, elle a saisi ma petite valise et tourné les talons. J’ai bien été obligée de la suivre. Comme elle avançait à grands pas, sans se préoccuper de moi, j’ai même du courir pour ne pas la perdre de vue jusqu’au quai où nous avons pris au vol la correspondance pour Rive de Gier.
 
Une fois dans le train, nous nous sommes assises côte à côte sur une banquette de moleskine. Alors, elle m’a dit : «  Tu dois avoir faim… et soif ! »
Elle a sorti de son cabas une tranche de pain, du fromage et une gourde remplie d’un liquide violacé qui s’est avéré être du sirop de cassis. J’ai tout mangé jusqu’à la dernière miette, sans me faire prier et bu goulument sans pouvoir m’empêcher de faire claquer ma langue. Ma Mémé a émis un petit rire satisfait.
«  C’est sûr, du sirop de cassis comme ça on n’en boit pas beaucoup à la ville ! C’est moi qui le fais, toutes les années en Juin, avec les cassis du jardin et la recette secrète de ma mère… »
Pour la première fois, et pas la dernière, je venais de goûter à l’une des portions de ma Mémé.
Pain, fromage… Pain, saucisson… Pain rillettes… Pain frotté à l’ail et sardines à l’huile d’olive… Pain beurré, chocolat râpé… Pain, confiture maison…
C’était selon les circonstances et l’heure de la journée, la base des repas qu’elle me préparait. Agrémentés d’un fruit ou d’une tomate fraîchement cueilli et rincé à l’eau fraîche du puits qui était également notre seule boisson, relevé de cassis quelquefois. Le matin, Mémé me servait un bol du lait d’une de ses chèvres, tout mousseux et tiède, directement sorti du pis. Des repas frugaux qui restent pour moi les meilleurs, encore aujourd’hui.
 
De la gare, il fallait bien trois quart d’heure à pied pour se rendre jusqu’à la ferme de ma grand-mère. Nous les avons faits dans la pénombre du soleil couchant, elle, marchant devant et moi, cavalant derrière, par peur de la perdre. Quand nous sommes enfin arrivées, il faisait nuit noire et je n’y voyais rien. Mémé m’a fait grimper par une échelle de meunier jusqu’à une petite pièce sous le toit où j’ai trouvé une paillasse craquante et odorante recouvertes de draps rêches et d’une couverture piquée à grosses fleurs rouges entre lesquelles je me suis glissée sans demander mon reste pour dormir, recrue de fatigue et d’émotion.
D’un sommeil lourd, sans rêve, jusqu’au lendemain matin.
 
C’est un grincement qui m’a réveillée. Par le petit fenêtron, le soleil matinal pénétrait : petit carré de lumière qui éclairait et réchauffait mon royaume. La paillasse, une caisse renversée en guise de table de chevet, une autre pour poser ma valise et dans un coin, des livres, dressés avec soin sur une étagère. « Le comte de Monte-Cristo », « Tom Sawyer », « L’île au trésor », « Jane Eyre », «Autant en emporte le vent »… Livres qui avaient appartenu sans doute à ma mère et qui allaient nourrir mon imaginaire tout au long des étés que j’allais passer chez ma grand-mère. Un trésor de bibliothèque pour l’adolescente que j’étais.
 
J’ai passé la tête à travers la lucarne pour savoir d’où provenait le grincement qui m’avait réveillé.
« - Ah, enfin ! Viens me rejoindre, marmotte, m’a crié Mémé. Je suis descendue dans le jardin, auprès du puits, à l’arrière de la maison. Elle tirait de l’eau à l’aide d’un seau en fer blanc qu’elle faisait remonter grâce à une chaîne engagée dans une poulie qui émettait ce gémissement qui m’avait tirée du sommeil.
Lorsque je suis arrivée, le seau émergeait du puits, ruisselant et Mémé l’a posé sur la margelle. D’une pichenette, elle m’a éclaboussée d’eau glacée. J’ai glapi, elle a éclaté de rire et recommencé. Je m’y suis mise à mon tour. C’était la première fois que je jouais avec un adulte de façon aussi puérile et mon austère grand-mère était la dernière personne avec laquelle j’aurais imaginé le faire. Qu’elle était belle, ma Mémé, avec ces mèches rebelles échappées de son chignon et comme il pétillait son regard bleu, d’ordinaire si glacial ! Je crois que c’est là que s’est scellé entre nous une complicité et un amour indéfectibles. »
 
Perrine écoute Juliette égrener ses souvenirs. Elle pose des questions sur la maison de Mémé, l’endroit exact où elle se trouve, la disposition des pièces, le puits et le jardin… Puis elle s’éloigne un peu pour téléphoner. Elle revient avec un air étrange.
« - Est-ce que ça t’ennuie si, en rentrant, on fait un détour ? »
Juliette ne s’étonne pas, Perrine cultive l’art du mystère et des surprises,   souvent agréables, il faut bien le dire. Et elle a toujours su transformer les évènements du quotidien en expériences merveilleuses, c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Juliette l’apprécie tant.
 
Au fur et à mesure que Perrine roule dans la campagne, Juliette semble reconnaitre le chemin. Le paysage a pourtant bien changé. Des pavillons, tous semblables, ont poussé comme des champignons là où, jadis, s’étendaient des champs cultivés et des vergers, aussi loin que le regard pouvait se poser. Peu après, un énorme rond-point, où, il n’y a pas bien longtemps encore, ne se croisaient que deux petites routes départementales. Puis un complexe nautique et son immense parking. Malgré tous ces changements, Juliette se retrouve.
« -  C’est la route de la maison de Mémé que tu empruntes. Je ne sais trop pas si j’ai envie de la revoir… Tu sais, les gens qui l’ont achetée ont dû recouvrir les pierres avec l’un de ces affreux crépis… Et Dieu sait quels autres aménagements ils ont pu imaginer… »
 
Au détour d’un virage, comme par surprise, la maison leur apparait.
Sous le regard interloqué de Juliette, Perrine arrête la voiture et sonne au portail. Elle découvre avec stupeur que les habitants sont des amis de Perrine, c’est eux qu’elle a eu au téléphone, tout à l’heure. Ils ont acheté la maison, il y a vingt ans, à la mort de Mémé et ils sont d’accord pour qu’elles entrent la visiter. Perrine dit à Juliette qu’elle vient ici en invitée depuis des années, sans savoir que c’était la maison de la grand-mère de son amie.
« - Comme c’est étrange, répète-t-elle, comme c’est bizarre, la vie occasionne parfois de ces coïncidences !!! »
 
Juliette avait vu juste, les façades ont été crépies, mais en partie seulement. A certains endroits, les vieilles pierres ont été rejointées et Juliette retrouve alors la maison de sa jeunesse.
A l’intérieur, l’ancienne cuisine, le salon et la chambre de Mémé ont disparu pour laisser place à deux grandes pièces spacieuses et modernes mais l’échelle de meunier est encore là, dans le fond et elle accède toujours à la petite pièce mansardée. Le cœur battant, Juliette passe la tête dans le trou du plancher. Elle se retrouve dans ce qui fut sa chambre, huit étés durant. Elle découvre un espace entièrement dédié à la lecture : un fauteuil confortable, éclairé par une lampe qui jette tout autour une belle lumière dorée et chaleureuse. Sur tous les murs, des étagères. Remplies de livres.
« - Bravo, dit-elle, c’est ici que j’ai eu mes plus belles émotions de lecture. Sans le savoir, vous avez attribué à ce lieu, la destination qui lui convenait. »
« - C’est que…, déclare Antoine, lorsque j’ai visité la maison la première fois, la seule chose qui se trouvait en cet endroit, mis à part deux caisses renversées, c’était une petite étagère avec une dizaine de vieux bouquins. Que j’ai gardé d’ailleurs… Tenez… »
Juliette, le regard embué, manipule le gros volume marron des « Hauts de Hurlevent », caresse les couvertures rouges et or des livres de Jules Vernes, celles des deux tomes du «  Comte de Monte-Cristo ». Elle ne s’attendait pas à ce que le passé rejoigne ainsi le présent. Elle jette un regard par la petite fenêtre et aperçoit le puits. Antoine en a scellé les pierres, mais il l’a bouché : la source était tarie et surtout, il ne voulait pas risquer qu’un de ses petits-enfants tombe au fond. La poulie ne grince plus, elle soutient une chaîne à laquelle est suspendue une marmite remplie de géranium.
 
En repartant, Juliette passe devant la petite étable où Mémé abritait ses chèvres. C’est aujourd’hui l’atelier de bricolage d’Antoine.
« - Il y avait une petite porte, dans le fond, qui donnait directement sur la rue. A l’époque, ce n’était qu’un chemin qui menait aux prés où les chèvres broutaient toute la journée. La porte était basse, on devait courber la tête pour passer. Elle était peinte en bleu. »
 
Antoine déclare avoir remplacé toutes les huisseries. Dans un sourire narquois, Perrine ironise :
« - Te connaissant, toi qui gardes tout, je suis sûre que la porte est rangée dans un coin attendant que tu lui trouves une seconde vie ! »
Antoine réfléchit un court instant puis s’enfonce dans l’atelier. On l’entend fouiller, grommeler, farfouiller encore à grand bruit d’objets déplacés puis il débarque triomphant, tenant à bout de bras la porte bleue.
Cette fois-ci, Juliette ne sait plus quoi dire. Sur la porte bleue figure une plaque dont le laiton, terni, ne permet plus de lire ce qui y est gravé. Antoine repart au fond de son atelier. Il revient avec un chiffon et un produit miracle qu’il pulvérise sur la plaque et qui, en la frottant, lui rend son brillant d’autrefois. Juliette déchiffre, dans un souffle :
 « - Mme Veuve Delorme Blanche… Ma Mémé… »
 
Ni une ni deux, Antoine disparait pour la troisième fois dans l’atelier. Il revient avec un tournevis, décroche la plaque et la tend à Juliette :
« - Je ne peux pas vous donner la porte, ni vous rendre la maison, mais ceci je vous l’offre avec plaisir ! »
 
Ainsi Juliette repart-elle à Vierzon, avec, au fond de la poche, un pan de son enfance, brillant comme l’or et gravé au nom de sa grand-mère adorée.
Et, dans son cœur, une amitié renforcée pour Perrine, ses mystères et ses secrets.

 

Mamido, 30/31 Juillet, 3/4 Août 2014

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J
quelle belle histoire comme toi seule sait les narrer.<br /> <br /> Ainsi, même si on a les méninges remplies de formules mathématiques, rien ne peut égaler la mémoire du cœur.<br /> Et cette mémé si simple était belle sous tous les angles.
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