Les musiques de sa vie
Chez les Bricoleurs, on aime la difficulté, ainsi, la semaine dernière, c'était trois thèmes pour le prix d'un:
Ecrire sur le thème de la musique, en incluant trois phrases dans son texte ("elle avait une fleur à l'oreille, écoutant son parfum", "on met longtemps à devenir jeune", toute sa vie, l'on doit être un enfant") mais aussi plusieurs mots, tout droit sortis d'un exercice précédent (Mannekenpiss, cubisme, lecture, joue, lecture, masturbation, Italie, marinière, flotte).
Les musiques de sa vie.
Petite fille, ce qu’elle adorait, c’était la musique classique.
Elle s’enthousiasmait pour les chants grégoriens.
Le Requiem de Mozart lui tirait des larmes et les variations de Bach la mettaient en transe.
A quinze ans, jeune fille romantique, elle subtilisait discrètement dans la bibliothèque paternelle les deux volumes de « Caroline chérie » en les dissimulant sous les jaquettes d’un guide de Bruxelles représentant le Mannekenpiss et d’un traité sur le cubisme.
Enfermée dans sa chambre, allongée sur son lit, revêtue d’une fine chemise de dentelle, elle s’adonnait à la lecture sulfureuse des deux ouvrages tout en découvrant les plaisirs solitaires de la masturbation.
Après quoi, alanguie, elle rêvait, les yeux au plafond, une joue sur sa main. Elle avait une fleur à l’oreille, écoutant son parfum. Pendant tout ce temps-là, sur son tourne-disque Teppaz, Edith Piaf avait essayé vainement de consoler « Milord », Georgette Plana avait roucoulé « Riquita » et Berthe Silva sangloté « les roses blanches ».
Ce n’est qu’aux quinze ans de son fils qu’elle rencontra enfin les musiciens de sa propre adolescence. C’est au cours d’un long parcours en voiture en direction de l’Italie qu’elle découvrit en sa compagnie Les Beatles et les Rolling Stones, Pink Floyd et Credence Clearwater Revival. Durant ces vacances, à trente-huit ans passés, elle dansa enfin sur « Belles, belles, belles » de Claude François et pleura en écoutant « Mon amie la rose » de Françoise Hardy dont elle n’avait jamais entendu parler vingt-cinq ans plus tôt. Ils étaient pourtant, à la fin des années soixante, au plus fort de leur popularité, parait-il.
Maintenant, à près de soixante ans, ce qui la passionne, c’est la musique techno, le hip-hop, la soul music. Elle passe des heures sur sa radio préférée, NRJ, qu’elle met à fond dans sa voiture.
Elle s’amuse beaucoup des airs ahuris que prennent les ados boutonneux affalés à l’arrêt de bus quand ils la voient passer, les yeux dissimulés sous ses Ray-ban mais arborant fièrement son épaisse chevelure blanche et une marinière Armor Lux, tout en conduisant sa C3, trépidant sous les vibrations des basses.
Répondant à leurs quolibets plutôt admiratifs : « - Ouais, t’as vu la mamie, comme elle déchire ! Ça c’est d’la zik, d’la vraie ! Vas-y mamie, ouaichhhh ! », elle leur envoie son plus charmant sourire en pensant : « Ben oui, les petits gars, dans la famille, on traîne, on lambine, on met longtemps à devenir jeune… »
Pourtant le soir, quand elle rentre chez elle, seule dans sa chambre, allongée sur son lit, en chemise de nuit de pilou et robe de chambre en polaire, sirotant une tasse de thé dans laquelle flotte une rondelle de citron, elle rêve, les yeux au plafond.
Sur sa chaîne hi-fi dernier cri tourne un CD.
Certains soirs, elle s’enthousiasme à l’écoute d’un chant grégorien.
A d’autres moments, c’est le Requiem de Mozart qui lui tire des larmes.
Mais ce qui la rend la plus heureuse, ce sont encore et toujours les variations de Jean Sébastien Bach. Elles parviennent comme autrefois à la mettre en transe.
En les écoutant, bien au chaud sous sa couette, elle se dit que, finalement, toute sa vie, l’on doit être un enfant.
En tout cas, au minimum, rester fidèle à celui que l’on a été et savoir lui rendre hommage de temps en temps.
Mamido, le 8 Juin 2013